Episode 20

Le 5 novembre 1906

A ma très chère petite Marie,
C’est bien de répondre si bien à mes folles questions. J’aurais peut-être une bonne chance de passer sergent étant adjoint. Souriez. Il est vrai qu’aujourd’hui sans piston puissant, sans cachotterie, bref c’est le dernier souci. La classe, voilà l’idéal. Quel âge aviez-vous lorsque monsieur votre frère partait au régiment, si je ne suis trop curieux. Si oui, tirez-moi l’oreille. Je dois le mériter, n’est-ce pas ? Ma bien aimée, pourquoi renvoyer au lendemain ce que vous pouvez faire le même jour ? Le proverbe le défend. Je voudrais bien connaître votre nom. Je vous en supplie, voyons, mignonne amie, laissez-vous faire. Je m’efforcerais d’en être digne. En somme, tant d’hésitations n’ont plus leur raison d’être. Je vous aime et ne saurais vous mentir à ce point. D’ailleurs, dans quel but serait-ce tout ce hasard sur de vaines paroles verbalement prononcées. Mais ce sont des écrits qui prouvent et qui restent.

De tendresse vibre l’heure
Contre l’amour on lutte en vain
D’extase, d’ivresse on se meurt
Enviant un baiser divin
Hélas une seule fois dans la vie
Sonne l’heure du vrai bonheur.
Mignonne si votre âme est ravie
A moi votre petit cœur
Mil affectueux baisers
A bientôt chérie
Je suis avec vous
Albert

Votre belle carte m’arriva un jour de misère, de désespoir. Merci de votre réussite.
Ce fut une bonne fortune, une douce consolation. J’aime tant à vous lire.
Et cette photo, petite Marie ? Vraiment, je l’envie.

Le 11 novembre 1906
Albert,
J'ai bien reçu la série de cartes au bouquet de roses. Elle est magnifique et je vous en remercie mille fois. En ce dimanche, je suis très fatiguée. Je serai donc plus brève que la dernière fois. Votre fougue m'enthousiasme, m'éloignant temporairement de mes soucis. Tant mieux. Albert, je ne puis pas répondre à vos sollicitations. Je ne suis sûre de rien dans ma vie actuellement. J'ai l'impression de n'avoir aucun discernement. Tout est compliqué. Vous êtes spontané, enthousiaste, excessif et aveuglé par la passion. J'accepte avec plaisir vos déclarations mais je suis incapable de vous dire les mots que vous attendez de moi. Je ne triche pas, vous voyez. Tout est gris aujourd'hui, le temps et mon humeur aussi. J'ai beaucoup de travail en retard, des cahiers à corriger et des leçons à préparer. Bon courage et merci pour vos envois. Marie


Novembre 1906 (1)
Bien douce amie,
Vraiment gentille est votre carte. Encore un accès de modestie. Plus qu’un petit effort, belle amie, et vous m’accorderez cette petite faveur. Je serais si heureux de pouvoir m’en servir sur ma prochaine carte. Puis il me tarde de le connaître. Non, je n’avais eu le bonheur de vous causer étant à Maljasset. En effet, j’étais toujours avec un Lieutenant. Je faisais les Alpes plutôt en amateur. J’étais ciéliste du bataillon. C’est un soir pendant mes loisirs que je vous aperçus à une petite fenêtre en face de la gendarmerie. Je suis resté aussi très longuement en face d’une chapelle, autant que je me rappelle, une petite maison avec une cloche apparente, n’est-ce-pas ? Je ne comprends pas bien pourquoi vous seriez condamnée à végéter, comme vous le dites, très chère amie. En de pareils pays, il me semble assez facile d’obtenir un changement.
Bien à vous, Albert

Novembre 1906
Albert,
Me voici contente de savoir comment vous me connaissez et bien étonnée aussi. Je ne peux pas imaginer que vous soyez resté debout à votre fenêtre à me regarder et que jamais vous ne m'ayez adressé la parole. Quelle histoire ! Je ne vois pas du tout qui vous êtes mais à coup sûr, vous savez qui je suis. C'est gênant. Enfin ! Merci d'avoir éclairci ce mystère.
Cette rencontre à sens unique m'intrigue. Pouvez-vous me préciser ce que je faisais lorsque vous m'observiez ? Comment étais-je habillée ? Coiffée ? Etais-je seule ? Je ne sais pas grand-chose à votre sujet. Que faites-vous dans la vie civile ? Quel âge avez-vous ? Comment êtes-vous ? Décrivez-vous un petit peu, s'il vous plaît.
Votre folie douce égaye ma vie morose. Elle me fait du bien. Je m'arrête. Je suis trop bavarde.
Portez-vous bien, Caporal. Merci pour le début de la série. C'est charmant. Marie

PS : Quand on est fonctionnaire, les mutations sont plus longues à venir qu'on ne le souhaite. En ce moment, je suis très impatiente.


Novembre 1906 (2)
Bien chère amie,
Je n’ai reçu qu’hier soir votre enivrante carte. Enfin, un peu d’espoir. Je vous croyais rebelle à Cupidon ? N’auriez-vous pas reçu de moi une deuxième lettre sur papier vert « toilé en fils » qui vous était adressé à Maljasset à l’époque de votre départ, où je croyais avoir répondu à toutes les questions à l’exception de mon nom ?
J’éprouvais un tel bonheur à vous lire. Pourquoi « petite méchante » pousser cet accès de modestie jusqu’à vous croire bavarde ? C’est cruel de rompre ainsi. Je suis encore soldat. En vie civile, je suis interprète et réside généralement à l’étranger. Pour vous que j’adore, je ferai l’impossible. Si votre cœur n’est à personne et qu’il réponde à mes désirs, mignonne, je serai à votre merci.




Novembre 1906 (3)
Mademoiselle l’Institutrice
A un petit taquin,
Mais enfin, pourquoi tant persister ? J’aimerai autant que je ne vous ai aimée à connaître votre nom. Puisque vous ne me connaissez point : « Vous le prétendez tout au moins ». Aurais-je le plaisir de vous retrouver quelque part pour votre prochain congé de Noël ? Vous le voulez bien ? Dites-moi oui. Où il vous plait de la passer, j’irai.
A vous mes plus tendres pensées. …tout à vous...
Je vous embrasse, Albert
A bientôt S.V.P. ??







Novembre 1906
Albert,
Je vous arrête tout de suite. Je ne peux pas vous rencontrer. Ni ici, ni ailleurs. Continuons cette folle correspondance, si vous le souhaitez. Mais ne m'en demandez pas trop. Je ne pourrai vous répondre que par la négative. C'est impossible autrement. A bientôt. Bises, Marie


Le 27 novembre 1906
Ma gentille amie,
Je ne puis pas dire que je vous connaisse beaucoup, mais vous êtes si modeste, si correcte, si drôle en correspondance que bien follement, je suis épris. Nul ne sait belle amie le choc sensitif que j’éprouvai le jour où la première fois je vous aperçus à Maljasset.
Pourtant vous m’êtes de plus en plus chère. Combien je serais heureux de savoir à mon tour si vous n’êtes à personne ? Si votre petit cœur n’est point promis ? Quoi ?? Excusez-moi. Mais je ne puis résister. Peut-être me reconnaîtrez-vous plus curieux que vous cette fois ! Votre photo, S.V.P. Je vous avais donné tous les renseignements que vous demandiez. Les avez-vous reçus ? Votre choix me plaît. J’aime la campagne. Puis vous êtes si mignonne en tout. Mais j’attends et espère recevoir votre nom cette fois. Je vous ai donné satisfaction en tout, excepté peut-être que j’étais caporal au régiment. En ce moment, je suis de semaine. Voilà pourquoi je vous prie d’excuser mon retard. Dans cette condition, l’on ne quitte pas de huit jours.
Celui qui vous aime et désire tant de vous revoir,
Albert, Caporal 10e compagnie, 140 de ligne, Grenoble

Le 9 décembre 1906
Bonjour Albert,
J'aime vos cartes postales. Le caporal a belle allure avec son uniforme bleu, ses épaulettes rouges et son sourire de séducteur. C'est vous ? Vous lui ressemblez ?
Je ne réponds pas à vos questions et je me mets à vous en poser. C'est que vous m'intriguez. Comme je vous l'ai déjà écrit, je n'ai aucun souvenir d'avoir été regardée avec insistance et d'avoir provoqué en vous un « choc sensitif ». L'expression que vous utilisez me trouble. Evidemment, je n'y suis pas insensible mais je vous répète que mon humeur, ma situation actuelle et ma fonction ne se prêtent pas à l'insouciance et au libertinage.
Ne vous excusez pas pour le retard éventuel de vos courriers ou la difficulté que vous pouvez avoir à faire des achats. Je comprends très bien, malgré l'impatience que je montre parfois. Mon frère, effectuant aussi son service militaire, je pense bien connaître vos conditions de vie et vos contraintes.
Nous nous enfonçons dans l'hiver. Froidement et mollement. C'est ainsi. Portez-vous bien. Marie


Novembre 1906 (4)

Comment me trouvez-vous sous l’habit militaire ?
Je vous aime ! A bientôt ! Plus que 28 jours à faire !
(28 est écrit à la main)
Douce petite Mademoiselle,
Que devez-vous penser de moi ? Vraiment, je suis inconscient. Cependant, ce n’était pas tout de ma faute. Depuis un mois, j’ai un peu la guigne. Chaque fois que je me proposais de sortir, il y avait piquet de grève. Le reste du temps, j’étais toujours commandé d’un service quelconque. Dans quelle direction passerez-vous vos vacances de la Noël, belle amie, si le hasard… ?
Mille tendres caresses. Toujours tout à vous.
Mille fois non, je ne connais personne ici, ni ailleurs, petite méchante, va.



Décembre 1906
Bien chère petite amie,
Que ces petits cochons vous apportent tout le bonheur et la joie dont vous avez envie. Pour vous, mes meilleurs souhaits et vœux pour cette nouvelle année. A la hâte, toujours tout à vous, Albert

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